Tournée en coccinelle

Le Grand Livre, Septembre 1971

Déjà quatre ans d’amitié…

Le temps coule, il s’écoule, les belles choses changent, sur le chemin du bonheur au malheur il n’y a que de la tristesse. Septembre 1967 me semble si loin. L’amitié est essentielle, réconfortante, mais elle est aussi exigeante parce que l’autre est toujours là, il a des besoins, et c’est parfois dérangeant. Comme un bon vin qui fut, mais qui est maintenant vinaigré.

Paul-André demeure avec nous, l’automne approche. Au-delà de tout, une chanson tourne dans ma tête, au-dessus de mon âme, comme un oiseau angoissé.

If the sky above you should turn dark and full of clouds
And that old north wind should begin to blow
Keep your head together and call my name out loud now
Soon I’ll be knocking upon your door                                        
James Taylor (Carole King)

J’ai vraiment été bête, car je l’ai mis à la porte. C’est une chose qui normalement ne se fait pas. Pas dans mon monde du moins.

Je lui ai demandé de partir, car quand nous étions ensemble, mon épouse, mon ami et moi nous respirions notre propre stress, nous goutions notre angoisse comme si c’était un nuage de souffre qui s’était abattue sur nous. Je ne pouvais plus passer du temps avec lui sans me sentir coupable, coupable de ne pas faire mon devoir.

Dans de telles circonstances, il est important de ne pas blâmer les autres, car ça serait une évasion, une fuite trop facile, une projection malsaine sur les deux autres. S’évader peut-être une bonne chose dans d’autres circonstances quand il n’y a pas d’autre personne d’impliquée issue. Quand il ne nous reste pas d’endroit pour me reposer.

Pour espérer, pour rêver, pour écrire.

Je reviens à Paul-André. Je l’envie, il est libre de poursuivre sa carrière. Ce n’est pas clair où il s’en va, mais au moins il y va, Il m’a demandé la permission d’utiliser mon journal pour produire quelque chose. J’ai trouvé cette demande frustrante, car il m’est presque impossible de refuser, mais en même temps je n’arrive pas à accepter automatiquement. J’ai pris tellement de temps à réfléchir que ma procrastination est de facto devenue un refus.

Il est une heure du matin, je suis étourdi, toutes mes pensées tournent en rond, je sombre.

J’espère le sommeil.

Albert

***

Les trois amis n’abordèrent pas directement la question, le départ de la troupe pour Toronto fut l’occasion de trancher la question. La mère décida de rester à la maison pour s’occuper de son enfant plutôt que de participer à des au revoir qui s’avéreraient certainement difficiles. Pour sa part, Albert accepta de reconduire Paul-André à l’entrée de l’auditorium Fraser, et même d’aider aux comédiens de charger les voitures du convoi de la troupe. Tous les membres de la troupe s’étaient fixé un rendez-vous à l’entrée du théâtre de l’université pour prendre les équipements et les décors du Septième jour. Tous les blocs de décors escamotables, les haut-parleurs, les luminaires et les pieds avec une barre en « T » furent rapidement relégués à la remorque de Robert tandis que les amplificateurs, les blocs de puissance et leurs petits panneaux de contrôles Strand-Century furent placés dans le coffre sécuritaire à l’arrière de l’habitacle de la familiale de Jean-Paul.

Comme si ce n’était pas suffisant, les techniciens durent jucher une énorme boîte de bois plein d’accessoires divers et de lourd filage. En riant, ils versèrent de la broue de bière sur son capot avant, ils affublèrent la familiale « la coccinelle en balloune » ou « Jaypee’s pregnant love bug ». La petite Datsun rouge de Pierre le directeur ouvrait la marche, la grosse minoune blanche de Robert vrombissait en tirant sa remorque au centre et la Volkswagen enceinte fermait le cortège, comme une allégorie dynamique du drapeau Canadian du rouge, du blanc et encore du rouge avec le bleu de la francophonie canadienne relégué aux habitacles des minorités.

Quand tout fut bouclé, quand tout fut dit, Pierre le papillon s’écria « All aboard!!! ». Et Robert le musicien ajouta « N’oubliez pas de faire un arrêt au look-out de la rivière des Français. » Albert se sentait exclu, triste, il se tenait à l’écart du groupe. Paul-André s’arrêta pour lui dire quelques mots avant de s’embarquer.

  • « Bon, c’est le temps de partir.
  • – J’espère que tu n’es pas fâché… Paul-André je…
  • – Albert., n’intiquiète-toé pas, [sic] j’ai tout compris, prends bien soin de ta femme ! En ce moment, à l’a besoin de toute ton attention » dit-il en embrassant son ami sur les joues, pour lui faire un baiser amical… à l’européenne. »

Paul-André fut le dixième à s’embarquer. Il prit sa place dans le siège du navigateur, car on lui avait demandé de guider Jean-Paul jusqu’au rendez-vous du look-out fluorescent près de la rivière des Français. En ensuite de lui indiquer la piste à suivre à travers la ville de Toronto, car Pierre le directeur avait décidé que le convoi monterait en ville par l’avenue Road jusqu’à Yorkville, au carrefour de la rue Bloor. Albert regardait son ami s’installer dans son siège, il ne put s’empêcher de penser qu’il ne reverrait pas son ami de sitôt…

cela l’attrista, il s’évada dans « ses ailleurs », le temps de revivre virtuellement le dernier voyage qu’il avait vécu avec Paul-André et Robert le musicien en 1970. En regardant par la fenêtre de la voiture, il crut voir double, mais il comprit rapidement qu’il ne s’agissait pas deux apparitions de Bonnie, l’ancienne blonde de Robert, mais de Michelle et Monique les deux nouvelles comédiennes de Montréal qui derrière leurs masques de corneille coassaient sur le petit siège des enfants de la familiale allemande de Jean-Paul.

***

En s’approchant de la montée de la grande colline, Robert écrasa le champignon de sa grosse minoune pour dépasser la Datsun du directeur. La Galaxie 500 eut à peine le temps de se ranger devant les autres voitures pour ouvrir le chemin. Le conducteur activa son clignoteur droit pour indiquer aux deux autres voitures que c’était le temps de s’arrêter pour la pause. La grosse berline nord-américaine n’eut aucun problème à s’envoler vers le sommet, laissant derrière elle la petite Datsun qui ahana un peu en atteignant le niveau du point de vue panoramique. Mais c’est l’arrivée de la coccinelle en balloune qui fit rire les comédiens, car son conducteur devait abuser de la pédale d’embrayage pour faire sautiller sa voiturette comme une lapine engrossée, bien fourrée d’équipements trop lourds.

– Ouf, Ouff et puis Ouff s’exclama Jean-Paul soulagé d’être arrivé sans briser quoique ce soit.

– Enfin, on aurait cru que ta machine était en travail.

– Comment ça ?

– Mais où sont les comédiens ? cria Pierre le directeur.

– Ben, j’ai eu des problèmes à monter la côte répondit Jean-Paul pour défendre son rôle dans l’histoire. Ils ont été obligé de monter la côte en marchant.

– La familiale de Jaypee, a fait une fausse couche cria une des corneilles ! en rattrapant la voiture.

– Nous sommes les avortons, nous n’sommes pas une omelette, nous sommes les oisillons, les corneilles du futur. Coassons, coassons, entonnèrent les deux corneilles en coassant de plus belle.

  • – Et je suis leur grand Corbeau, cria Paul-André en partageant son gros Joe avec toute la troupe.
  • – Au fur et à mesure que les deux belles corneilles picoraient les grenailles dans les gros Joe de Paul-André elles s’exclamèrent en chœur « Ah ben, t’as ben raison, le noir de la pollution est tellement incrusté dans les rochers que le flanc de la montagne est fluorescent.
  • – Too much coassa Pierre le Papillon, moi qui pensais que c’étaient des hallucinations. C’est juste d’la pollution on est en terre connue.
  • – Non merci, dit Jean-Paul, surtout pas d’hallucinations pour moi, parce que moi je n’ai pas tellement l’habitude et puis aujourd’hui j’en ai plein les mains de conduire ma familiale.
  • – Bonne idée, les conducteurs devraient… euh… directeur en emboîtant le pas sans trop y croire…
  • – Ahh, pour moé, c’n’est pas la même chose, lâche Robert.
  • – Pourquoi demandèrent les corneilles.
  • – Parce que mon char connaît la route par cœur. »

***

Publié par

Gaston Tremblay

Poète, romancier, essayiste, éditeur Gaston Tremblay a aussi été administrateur d’organismes artistiques.

Une réflexion sur “Tournée en coccinelle”

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