Aujourd’hui, le 13 février, c’est le dixième anniversaire de la mort de mon fils, André.
Il y a à peine quelques mois que j’en ai fait mon deuil.
Le 23 janvier, ce fut le quarante-cinquième anniversaire de la mort de Paul-André.
Sont-ce les jours les plus tristes de l’année ?
Heureusement, il y a l’écriture…
Je marche de long en large dans la salle des pas perdus de la gare ferroviaire. Il y a des barreaux aux fenêtres, mon séjour dans cette ville est terminé, et le train du retour est en retard. Je suis comme une bête dans une cage temporelle ; le codétenu du passé, à quelques pâtés de maisons de ton ultime départ.
J’ai l’impression de quitter cette ville pour toujours. Ma vie est ailleurs, je traîne des souvenirs de cette cité comme un boulet au pied, et ma remémoration de toi est une gangue de slague autour de mon âme. Mon cœur bout comme un métal ardent entouré de scories. Je veux m’évader, fuir notre passé, je veux m’en aller… renaître ailleurs.
Je dois te dire que mon voyage a été déprimant…
Pour les mêmes histoires que d’habitude : rendez-vous annulé, centre-ville fantôme, sentiment d’étrangeté, et cætera. Mais, cette fois, j’ai pris le temps de marcher sur les rives du lac Ramsey, de prendre conscience de mon âge sur un des bancs qui s’y trouve. J’ai l’impression de voyager dans le temps, d’être devenu le personnage du bibelot que tu m’avais donné en 1975, vieil homme assis sur un banc de parc, journal en main, seul, serein… malgré son âge avancé.
Si Sturgeon est le village de mon enfance, Sudbury a marqué ma jeunesse, mes passions, ma joie et, aujourd’hui, en fin de parcours, ma tristesse. Chaque roche, chaque arbre et tous les cailloux de ce sentier en témoignent ; chaque rocher qui s’abîme dans l’eau me rappelle la solitude. Pourtant, c’est un merveilleux parc, un beau petit lac, œil bleu cerné de verdure au milieu d’une ville noire et opaque.
J’entends Neil Young chanter…
There is a town in north Ontario,
With dream comfort memory to spare,
And in my mind I still need a place to go,
All my changes were there
***
Mes premiers souvenirs du lac datent de 1963, lors des journées champêtres organisées par les pères jésuites. Au printemps, on nous accordait une rare permission, celle de sortir le mercredi après-midi pour se rendre au bord de l’eau. Au Collège, c’était tout un événement, les pensionnaires ayant la permission d’y aller à pied. À la queue leu leu, nous emboîtions le pas derrière le frère coadjuteur que nous avions surnommé Alley Oop. Comme des enfants de chœur en procession, nous murmurions :
(Alley Oop, Oop, Oop-oop)
There’s a man in the funny papers we all know
He lived “way back a long time ago”
He don’t eat nothin’ but a bear cat stew
(Alley Oop, Oop, Oop-oop)
À l’avant de la file, le pion de l’occasion faisait la sourde oreille – il était bien aise de ne pas tenir compte de notre parodie – jusqu’à ce qu’un beau flâneur, cigarette au bec, les fesses bien accotées sur la grande affiche de Coca-Cola de Chez Marie’s Cozy Corner, lui fasse des reproches de son regard aguicheur ; humilié, le surveillant s’immobilisait sur le trottoir afin de contrôler d’autorité la colonne des étudiants qui défilaient devant lui… sagement… un sourire sarcastique aux lèvres. Malgré ses coups d’œil de semonce et la possibilité de représailles, pour les deux cents fanfarons que nous étions, ces cinq kilomètres de quasi-liberté étaient toute une aventure.
Tant d’effort pour quelques heures de récréation dans un parc désolé, rocailleux, qui, alors, était parsemé de rares trembles desséchés et de bouleaux solitaires, seuls points de verdure sur les rives de ce lac au beurre noir. Jeux d’équipe, signes de pistes, marche solitaire, amitiés particulières sous la grande coupole bleue. Faire la queue devant la cantine improvisée du frère Viau, qui avait préparé de grands gâteaux au citron au glaçage à la vanille saupoudré de graines de pavot croustillantes, qu’il servait à même les grands cabarets métalliques du réfectoire.
***
En deuil de mon père, puis de ma mère, et maintenant de mon fils… j’ai refait le parcours cinquante ans plus tard.
J’entends Neil Young chanter :
Blue, blue windows behind the stars,
Yellow moon on the rise.
J’entends mon âme pleurer : déjà 2013… je n’ai plus quinze ans.
L’ancienne gare de chemin de fer du centre-ville est déserte, le pont de fer a été remplacé par un viaduc à six voies, la nature a repris possession du parc, la ville a fait construire une promenade en planches de deux kilomètres, un boardwalk de bois traité qui s’accroche désespérément aux rochers noirs qui cernent le lac ; les petites plages qui en adoucissent les bords sont ainsi réunies en un chapelet de points ludiques sur le lac Ramsey.
Le parc est situé sur la rive ouest du lac, le soleil en réchauffe les moindres replis rocailleux qui, ici, laissent passer un ruisseau ; qui, là-bas, s’élargissent pour former une petite lagune accueillante ; qui, au loin, révèlent une plage de sable blond. Là, une femme et son amant s’avancent dans l’eau – l’eau froide leur pourléchant le sexe… Des enfants bruyants s’esclaffent alors que sous un bosquet, des adolescents inquiets sont aux aguets tout en tétant leur pétard.
Tout change et rien ne change ; ma vue baisse, mes muscles s’affaissent et ma « sagesse » comprend que même la « réalité » est relative. En passant devant l’amphithéâtre, les foules de plusieurs festivals apparaissent, disparaissent…, psychedelic time warp, white lightning tabs, electronic flashbacks and purple microdots ! Freak out !
Beam me down Scotty !
***
J’entends mon ami chanter du grand Neil Young :
Big birds flying across the sky,
Leave us
Throwing shadows on our eyes.
Helpless, helpless,
helpless…
Impassibles, d’immenses outardes canadiennes – véritables dindes sauvages – font la file dans l’eau ; elles ne sont pas précédées d’un surveillant en soutane, mais elles savent comment nager à la queue leu leu sur l’onde, depuis toujours et pour toujours.
Le lac frémit,
moi aussi…
Des vaguelettes d’éther s’enflent et déferlent en approchant des rives, comme si elles voulaient inscrire leur histoire sur le sable de ma mémoire.
Si doux soit-il
le souvenir que j’évoque.
Ces vagues de sérénité viennent des profondeurs de mon âme… et peut-être même de l’au-delà de moi : Robert, Yvon, Daniel, Jacques, Paul-André, Suzie… papa, maman, Lucien, et tout récemment André-bébé et bébé-Ché.
Tu marches sur les
Brumes de l’aurore.
Je me baigne dans
la rosée de ces matins.
Je t’attends depuis si longtemps.
Tu viens à moi sur l’eau, tu marches sur l’eau comme le Christ miraculeux, tu n’as pas vieilli, tu rentres de tournée, en grande forme, repu de tes horizons bousculés.
Mes revenants viennent à moi comme les mains de ma mère lorsqu’elle me frottait avec de l’huile Baby’s Own. Ou comme ce pinceau qui jadis appliquait de la gouache psychédélique sur mon corps. Je frémissais d’amour en devenant une affiche vivante…
Pour un moment, je me sens chez moi, comme si j’étais enfin rentré à la maison.
Pour se prélasser dans la paix de l’hiver, une brise d’air frais en plein été, il n’est pas nécessaire de mourir !
Pour être tranquille, il suffit d’avoir la patience de vieillir.
Suis-je le seul à comprendre cela ?
Les bancs de parc sont accueillants pour ceux qui n’ont plus tout leur temps, mais qui prennent le temps qui reste pour vivre un peu… encore et encore.
Je t’entends chanter la chanson de Neil Young
I want to live
I want to give
I’ve been a miner for a heart of gold
Tes cheveux tombent sur tes épaules, ta guitare entre les mains, l’harmonica autour du cou, tu portais alors un manteau de rawhide doré – le mien était marron – les deux garnis de franges de cuir à la Tommy.
See me, Touch me, Heal me !
Nous étions assis à l’indienne autour d’un feu de camp, nous chantions… Seul sur mon banc, je m’entends chanter les derniers vers de la chanson …
You keep me searching for a heart of gold
And I’m getting old.
Le feu crépitait, les amis chantaient sans savoir ce que la vie leur réservait.
***
Hier, tu venais à moi à tout moment, sans avertissement, tu marchais dans le sentier du parc comme Neil Young dans son champ de blé, tu rentrais de tournée, un esprit fugitif et ivre de ses horizons saboulés.
J’ai vieilli, tu seras toujours le jeune homme qui a refusé ce parcours. Me reconnaîtras-tu ? Me reconnais-tu ? Je suis le bibelot, un vieil homme assis sur un banc de nuage, journal en main, serein malgré son âge… Je suis le papa qui ne l’est plus.
***
Aujourd’hui, votre angoisse m’habite comme une malédiction… Je n’arrive pas à comprendre pourquoi, pourquoi deux fois, pourquoi mon fils…
Aujourd’hui, vous venez à moi à tout moment, sans avertissement, vous marchez à mes côtés comme l’ombre dans laquelle Saint-Denys-Garneau a essayé en vain de se transposer. Vous rentrez de l’au-delà du temps, vous êtes des césures temporelles perdues dans les dédales du temps.
***
Enfin, avec deux heures de retard, sous une coupole bleue, le train file dans l’hinterland du Groupe des sept.
De grands pins blancs
Vert bouteille, vert-de-gris, terre de Sienne
Tordus dans le temps, façonnés par la vie
Dansent-ils dans le vent ?
Dansent-ils de joie, de peine
Ou
Pour défier le temps… pour séduire le destin ?
La locomotive siffle au passage à niveau de Whashago, au cœur du village, les enfants me font des Bye-Byes loufoques et les passagers, exaspérés d’une trop longue escale, crient à l’unisson et en silence : « Toronto, here we come ! »
Je n’en peux plus, mes yeux chavirent, la pile de mon ordi et ce satori s’épuisent simultanément, je ferme mon Grand Livre pour l’automne, en attendant la paix de l’hiver. Peu importe le paysage paradisiaque, je laisse derrière moi ce nirvana virtuel, les deux pieds bien ancrés dans la douleur sourde du présent, je ferme les yeux pour mieux vous voir.
Peu importe les conséquences, je vais aveuglément vers l’amour, vers le futur.
Entre Sudbury et Montréal 1963-2015
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