SOUHAIT pour le cinquantième
La maison Prise de Parole, avec les deux « P » en majuscule, a été fondée par Denis St-Jules et moi-même en 1973. Elle célébrera cette semaine ses cinquante ans. À cette occasion, je cède la parole à Denis, l’auteur de ce texte. Mon ami poète a le défaut de sa qualité, il a tendance à minimiser l’importance de son rôle dans la fondation de cette œuvre. Permettez-moi de mettre en valeur sa contribution.
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« Gaston a commencé par nous proposer, à Jean Lalonde et à moi-même, de participer à des ateliers d’écriture poétique animés par Fernand Dorais, professeur au Département d’études françaises de l’Université Laurentienne et jésuite hors-norme que nous apprenions à connaître et à apprécier pour son côté provocateur. Nous ne savions pas où ça allait mener, si ce n’est dans une exploration créative qui nous parais- sait nécessaire et agréable. Ça s’est avéré plus nécessaire qu’on le croyait.
La maison d’édition Prise de parole n’aurait jamais existé sans l’entêtement et l’audace d’un certain Gaston Tremblay, alors étudiant en lettres françaises à l’Université Laurentienne. Mais il a aussi fallu l’entêtement de quelques amis, dont j’étais, qui ont encouragé Gaston même s’ils ne croyaient qu’à peu près à cette idée audacieuse de créer une maison d’édition française à Sudbury, dans le nord de l’Ontario ! « Ben voyons, Gaston, penses-tu vraiment ? »
Ce qui en a résulté, c’est le recueil de poèmes Lignes-Signes et, en même temps, la toute première maison d’édition indépendante de langue française de l’Ontario, Prise de parole. Il s’agissait, en quelque sorte, d’une troisième vague, à la suite du remous causé par la pièce de théâtre Moé j’viens du Nord ’stie de la troupe universitaire en 1971, qui avait aussitôt engendré le Théâtre du Nouvel-Ontario puis La Nuit sur l’Étang.

La couverture est de Denis et Gaston, janvier 1973.
Lancée officiellement en mai 1973 devant les congressistes de l’ACFO provinciale (aujourd’hui l’AFO), que je sentais sceptiques devant ce geste d’affirmation du jeune homme de 23 ans que j’étais, Prise de parole est née sur des assises fragiles. Tout était à bâtir. Mais l’entêtement a fait son œuvre. Celui de Gaston, bien sûr, mais aussi celui de Robert Dickson, de Claude Belcourt et d’Yvan Rancourt. Ils ont porté la maison à bout de bras pendant ce qu’on a appelé plus tard « la période des catacombes », où la maison se résumait à des dossiers rangés quelque part dans la cuisine de quiconque avait le courage d’assumer les fonctions d’éditeur. On se plaisait à dire que Prise de parole était la maison qui n’existait pas, pour se distinguer de celles, toutes québécoises, qui existaient, mais pas pour nous. C’était peut-être vrai, mais ce n’était peut-être pas la meilleure des stratégies de communication.
Avec de petites subventions et des machines à écrire (oui, des dactylos !), on a produit des livres, rien de moins que la pièce Lavalléville de Paiement et les recueils de poésie de Gaston Tremblay, de Guy Lizotte et d’un certain Patrice Desbiens, entre autres. Un de mes souvenirs les plus précis de cette époque, c’est le moment où Robert Dickson m’a remis le premier manuscrit de Patrice Desbiens, Les conséquences de la vie, en me disant :
« Lis ça, Denis, tu m’en parleras ». On s’en est beaucoup parlé.
À partir de 1978, grâce aux efforts menés auprès du Conseil des arts de l’Ontario pour obtenir un finance- ment plus important et à une offre généreuse du père Albert Régimbal, alors directeur du Centre des jeunes (aujourd’hui le Carrefour francophone), la maison a pu enfin se donner pignon sur rue. Elle a pu aussi se permettre d’embaucher Gaston Tremblay comme directeur, lui qui avait quitté Sudbury pour poursuivre des études pendant quelques années. Étant de retour, il était à la recherche d’un emploi et avait toujours à cœur de voir Prise de parole prendre son envol.
Gaston y restera 10 ans. Ce sera une période de grandes réalisations et de forte croissance malgré une précarité financière presque constante. La maison devra accessoirement déménager pour accommoder un personnel accru, des publications de plus en plus nombreuses à entreposer et même, pour un bref moment, un comptoir du livre.
Les publications de cette période ont solidifié les assises de Prise de parole en tant que maison d’édition en Ontario français. Mais surtout, elles ont mis les mots « littérature franco-ontarienne » sur les lèvres de lecteurs et lectrices, et d’étudiants et étudiantes, en les imposant même aux universitaires récalcitrants et aux programmes-cadres du ministère de l’Éducation de l’Ontario.
Dans ses toutes premières années, Prise de parole était surtout connue comme une maison de poésie et de théâtre. Elle a en effet repéré certaines des grandes voix dans ces domaines. En poésie, retenons Desbiens, Dalpé, Dickson, parmi les plus éloquentes, qui se feront entendre souvent dans les prestations de la « Cuisine de la poésie », sur de nombreuses scènes de l’Ontario et d’ailleurs. En théâtre, ce sont rien de moins que les voix sur lesquelles le théâtre franco-ontarien se bâtira : Paiement, Marinier, Haentjens, Dalpé, Bellefeuille. En publiant des pièces de théâtre, Prise de parole a assuré à ces œuvres une pérennité, un rayonnement et une présence au-delà de la scène.
Cette période a aussi été marquée, du moins pour les membres du comité d’édition de l’époque, par la quête incessante DU roman franco-ontarien qui se vendrait à des milliers d’exemplaires et qui donnerait une stabilité financière à la maison. La Vengeance de l’orignal de Doric Germain, de Hearst, publié en 1980, n’a peut-être pas apporté la grande stabilité financière dont nous rêvions, mais il est devenu le best-seller des romans franco-ontariens en se vendant à des milliers d’exemplaires, grâce à sa place dans les programmes d’études du secondaire.
Sous la direction courageuse de Gaston Tremblay, Prise de parole fera un important travail de défrichage et d’exploration en dehors des genres littéraires qui étaient pourtant à sa base et qui faisaient déjà sa renommée. Les premières aventures dans la production de manuels scolaires, Science 1 et Science 2 d’Alcide Gour et Florian Robillard, n’ont pas été de tout repos, mais ont rapporté de bonnes subventions, car le ministère de l’Éducation tenait à encourager la création en Ontario de manuels scolaires pour les Franco-Ontariens.
Par ailleurs, divers essais ont jeté leur regard sur la société franco-ontarienne, notamment Entre Montréal… et Sudbury de Fernand Dorais et La vie paysanne, 1860-1900 de Germain Lemieux, folkloriste renommé. Prise de parole a aussi poussé l’audace jusqu’à créer une revue littéraire s’ouvrant sur une exploration plus large de la création artistique : la revue Rauque. Sept numéros ont été publiés entre 1984 et 1988.
En tout, Prise de parole a publié une centaine de titres entre 1973 et 1988, l’année où Gaston Tremblay a quitté la direction et cédé sa place à denise truax. La maison a été fidèle à sa mission initiale : elle se voulait « animatrice des arts littéraires chez les francophones de l’Ontario… donc au service de tous les créateurs littéraires franco-ontariens. »
Cette vocation exclusivement franco-ontarienne, nous la défendions parce qu’il y avait tant à faire pour que nos voix se fassent entendre dans une province, l’Ontario, qui se faisait tirer l’oreille et l’autre province, le Québec, qui faisait la sourde oreille. Mais ce qui a toujours importé le plus, c’est que les Franco-Ontariens eux- mêmes puissent les entendre et ce pari, Prise de parole l’a gagné. »
Post-scriptum : Merci à denise truax et Gaston Tremblay de m’avoir fourni de précieuses. informations. J’ai aussi consulté Prendre la parole, Le journal de bord du Grand CANO, de Gaston Tremblay, publié aux éditions Le Nordir en 1995. Merci aussi à Normand Renaud pour son regard pointilleux.
Denis St-Jules, membre fondateur de Prise de parole, a siégé pendant plus de 20 ans au CA et au comité d’édition de la maison d’édition. Il a fait carrière surtout comme animateur à Radio-Canada dans le Nord de l’Ontario pendant 30 ans. Il est originaire de Sault-Sainte-Marie.
Photo : Manon St-Jules
Superbe texte par Denis St-Jules qui explique le contexte de la crèation the Prise de Parole avec Gaston Tremblay. La célébration du 50e prévue pour le weekend qui vient me semble vide sans la présence de ces deux co-fondateurs! C’est comme si nous avions célébré la création du TNO (Théâtre du Nouvel-Ontario) sans la mention d’André Paiement… Je suis attristé par cette omission, C’est de manquer une occasion unique de mettre en évidence et de célébrer le passé tout en offrant une perspective du futur. Est-il trop tard pour mettre l’horloge à l’heure?
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